A l'unisson derrière une ex-journaliste de la BBC qui a déclenché une enquête pour "viols" visant Gérald Marie, ancien patron Europe de la surpuissante agence Elite, plusieurs ex-mannequins témoignent ces jours-ci auprès des enquêteurs à Paris dans l'espoir de contourner la probable prescription des faits.
"Pendant 20 ans, ça m'a hantée. Ca m'a hantée" : dans le studio de l'AFP, vendredi à Paris, Lisa Brinkworth, émue, raconte son long et douloureux silence. En 1998, alors journaliste d'investigation, elle s'infiltre comme mannequin dans l'industrie de la mode pour une enquête sur "des comportements sexuels inappropriés de certains agents de mannequins".
Parmi ses cibles, Gérald Marie, patron Europe d'Elite, la principale agence de mannequinat dans le monde, créée en 1971 à Paris par John Casablancas et Alain Kittler et connue pour avoir hébergé Naomi Campbell, Claudia Schiffer ou Cindy Crawford.
Âgée aujourd'hui de 54 ans, Lisa Brinkworth accuse Gérald Marie, qu'elle a suivi dans un club milanais dans la nuit du 5 au 6 octobre 1998, de l'avoir "chevauchée alors qu'elle était assise" et d'avoir "commencé à lui enfoncer son sexe dans le bas ventre". Pourquoi cette prise de parole, 20 ans après ? "#Metoo", répond Mme Brinkworth : "En parlant pour un reportage à des victimes de Jean-Luc Brunel", un autre agent de mannequins français mis en examen et incarcéré en décembre pour "viols", "le nom de Gérald Marie est apparu quelques fois", raconte Lisa Brinworth, déclenchant chez elle une profonde introspection.
Se sentant désormais moins seule, elle dépose plainte contre celui qu'elle qualifie de "prédateur sexuel" et obtient l'ouverture d'une enquête pour "viols" et "agressions sexuelles", notamment sur mineurs, en septembre 2020 par le parquet de Paris.
"Il y a 20 ans, les femmes travaillaient encore et étaient effrayées à l'idée de perdre leurs boulots. Cette fois -#Metoo a aidé-, elles étaient bien plus disposées à parler de ce qui leur est arrivé", se félicite cette Britannique.
Me Anne-Claire Lejeune, son avocate, pense que la justice française pourrait remettre en cause la probable prescription de ces faits à cause du silence que s'est imposé Mme Brinkworth, à la suite d'un accord conclu en 2001 entre la BBC et Elite pour mettre un terme à une procédure en diffamation contre ce documentaire lancée par l'agence de mannequins.
Depuis la plainte, une quinzaine de femmes ont pris la parole publiquement ou se sont signalées aux enquêteurs de la Brigade des mineurs. L'une d'entre elles, la Suédoise Ebba Karlsson, ex-mannequin Elite aujourd'hui âgée de 51 ans, raconte à l'AFP ses origines modestes, le rêve qui lui a été vendu pour venir en France et la glauque réalité à son arrivée.
A sa première rencontre avec Gérald Marie, celui-ci se serait montré d'abord insistant, lui indiquant : "Si tu veux être célèbre, il faut que tu donnes de toi".
"En disant cela, il a mis sa main sous ma jupe et m'a pénétré le vagin avec ses doigts", accuse Ebba Karlsson. "Sur le moment, je me suis sentie décapitée. Mes forces se sont évanouies, j'étais pétrifiée, je ne savais plus quoi dire ni faire", raconte-t-elle, avant un long silence et des larmes.
"Cela m'a pris des années pour guérir (...) et pour me sentir à nouveau en sécurité dans mon corps de femme", poursuit cette blonde au regard vif. Jeudi et vendredi, Lisa et Ebba ont témoigné à Paris auprès des enquêteurs de la Brigade des mineurs. La semaine prochaine, au moins cinq autres ex-mannequins doivent faire de même, tandis que d'autres doivent témoigner en visioconférence.
Plusieurs sources ont indiqué à l'AFP qu'à ce stade, au moins quinze femmes accusent Gerald Marie de "viol", "agression sexuelle" ou "harcèlement". L'une des plus connues, Carre Otis, a porté plainte cet été aux Etats-Unis. Une quinzaine d'autres, selon l'une de ces sources, formulent les mêmes accusations mais ont encore "peur" de prendre la parole.
Selon ces mêmes sources, toutes ces accusations reposent pour l'instant sur des faits qui seraient prescrits aux yeux de la justice française, rendant peu probable un éventuel procès. Alors qu'elles ont reçu fin 2020 le soutien de Linda Evangelista, superstar d'Elite dans les années 1990 et surtout ex-épouse de Gérald Marie, Ebba Karlsson guette une éventuelle victime non-prescrite.
"Nous avons besoin de plus de femmes qui sortent du bois et aient le cran, le courage de prendre la parole (...). Nous sommes puissantes désormais", plaide la Suédoise. Sollicitée par l'AFP, Me Céline Bekerman, l'avocate de Gérald Marie qui n'a pas encore été interrogé sur ces faits, a indiqué : "Mon client dément avec consternation ces allégations mensongères et diffamatoires. Il réserve ses éventuelles déclarations aux autorités compétentes".