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DÉPRESSION — À nous tou·te.s, souffrant·e·s, malheureu·x·ses, terrorisé·e·s, apathiques ou résigné·e·s,
À celles et ceux qui traversent leur première crise suicidaire et à celles et ceux qui ne les comptent plus,
Aux incompris·es qui n’espèrent même plus être ramené·e·s du côté de la vie,
À celles et ceux qui ont besoin d’entendre encore une fois qu’il y a bien une lumière au bout du tunnel,
À mes soignant·e·s,
À vous, qui n’avez jamais cessé d’y croire quand je n’en étais plus capable,
À toi qui, en me tenant la main, m’as sauvé la vie,
Et à celle que je serai et qui rechutera peut-être un jour.
“Nous savons que l’on peut guérir d’une dépression, et ce, même sans séquelles”. Une pulsion de vie m’a envahie lorsque ma psychiatre a prononcé ces mots à l’issue de mon second séjour en clinique psychiatrique. Je voulais désespérément vivre et cesser de survivre.
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Sur le papier, mon parcours a été un “sans-faute”. J’avais tout pour moi, des ami·e·s, des amant·e·s, une famille aimante, une joie de vivre en toute circonstance, un parcours académique et professionnel brillant. J’aurais dû être diplomate. J’aurais dû me caser avec un·e collègue et m’expatrier dans un pays où il aurait fait bon vivre. J’aurais dû mettre assez de côté avant mes 30 ans et devenir propriétaire d’un “charmant T3 en proche banlieue parisienne” et me dire “chanceuse parce que, tu te rends compte, on a même un petit balcon qui donne sur un parc”. La belle vie quoi. Mais à 24 ans, j’ai traversé l’enfer et j’aurais surtout dû mourir.
Mes premières idées noires sont apparues l’année de mes 23 ans. Je me suis réveillée une nuit en panique après un cauchemar où je m’étais vue mourir. Je m’étais jetée dans la gueule du loup et je m’étais laissée me faire tuer, sans me débattre, sans un mot, attendant simplement la fin, l’esprit enfin apaisé. Je me suis réveillée terrorisée. Comment avais-je pu me sentir si soulagée et libérée par cette idée de mourir? Dès lors, les cauchemars se sont multipliés. Quand je ne mourrais pas en silence, parfois même au milieu d’une foule, mais toujours dans l’invisibilité la plus totale, je me faisais violenter, juste assez pour ne pas mourir, juste assez pour souffrir encore un peu plus.
Mes premières crises suicidaires sont apparues peu après. Je n’avais pas encore 24 ans et je voulais désespérément mourir. Enfin, je croyais que c’était ce que je voulais, mais je voulais juste arrêter de souffrir. Je préférais ne plus jamais rien ressentir que de continuer à ressentir ça. La souffrance avait atteint un tel stade que la mort m’apparaissait comme le seul moyen de trouver une issue à ces crises qui s’éternisaient à chaque fois toujours un peu plus. Pour autant, l’idée de mourir ne m’est jamais apparue comme attrayante, elle me terrifiait tout autant que de continuer à vivre ma vie où je me sentais prise au piège d’un incendie qui me tuait à petit feu. Chaque jour qui passait j’avais l’impression de toucher un peu plus le fond, que j’étais coincée dans un puits sans fond. La douleur, aussi bien psychique que physique, s’amplifiait. Je me laissais mourir, je n’arrivais plus à m’alimenter, à me concentrer, à bouger, à échanger, à aimer, à avoir hâte, ni à pouvoir, ni même à vouloir. J’ai essayé d’habituer les autres à mon absence, en vain. Je leur en ai voulu de m’aimer autant, de s’inquiéter autant pour moi. Je me disais que s’iels m’aimaient vraiment, iels me laisseraient partir et ne m’en voudraient pas. Est donc venu assez naturellement le temps de la rédaction de mes lettres d’adieux, la disparition des réseaux sociaux, la préparation de mes obsèques allant même jusque dans le choix des musiques, le scénario de la chute du haut du sixième étage et bientôt (ou plutôt enfin) le répit salvateur.
Mourir fait partie de la vie et me tuer ne m’aurait pas permis d’anéantir mon existence. Même morte, celle-ci n’aurait jamais vraiment été effacée, j’aurais continué d’exister à travers les souvenirs et à travers autrui.
Le suicide n’est pas un acte égoïste, ni une solution de facilité, ni un choix. Le suicide n’est autre que la victoire d’une maladie sur l’être humain. J’ai réussi jusque-là, non sans mal, à ne pas me faire emporter, il aurait pourtant suffi d’un court instant. Je pensais à celui ou à celle qui allait assister à ma chute et à ses dix ans de thérapie derrière pour tenter d’effacer ce traumatisme. Je pensais à la voiture de mes voisin·e·s qui risquait de prendre un sacré coup si mes calculs n’étaient pas bons. Je pensais aux ambulancier·e·s, aux policier·e·s, à la mobilisation de tant de fonds publics; à tout ce monde attroupé autour de moi alors que tout ce dont je rêvais était d’être invisible. Comment peut-on avoir si peu d’estime de soi? Comment peut-on, dans un tel état de souffrance, avoir la lucidité de se soucier autant de tout et de tou·te·s sauf de soi? Mais je pensais avant tout aux ravages que j’aurais causés au sein de ma famille et parmi mes ami·e·s, à combien iels ne méritaient pas d’endurer cette profonde tristesse qu’aurait causée ma mort. Personne ne mérite pareil chagrin. Mais au fond, ce n’était pas vraiment le sujet.
J’avais toujours aimé profondément les choses de la vie et l’humain dans toute rencontre. Pourtant, j’avais cette colère si grande envers l’humanité que cela me rongeait et s’infiltrait dans chacun de mes pores m’emmenant irrémédiablement vers la mort. Je ne comprenais pas l’intérêt de l’existence, l’intérêt d’être née. Je ne comprenais pas pourquoi on devait endurer la douleur et être confronté à la violence et à l’injustice qui gangrènent ce monde ainsi qu’à la déchéance de l’humanité quand tout pouvait s’arrêter “simplement”. Nous sommes nés. Pour mourir. En attendant, il faut bien vivre disait Jean d’Ormesson. Mais à quoi bon vivre après tout? J’aurais peut-être aimé ne jamais exister, ne jamais ”être”, ne jamais manquer à quiconque. J’ai longtemps vu le suicide comme la seule et unique issue à mon mal-être si profond, à mon ”à-quoi-bonisme”. Mais mourir fait partie de la vie et me tuer ne m’aurait pas permis d’anéantir mon existence. Même morte, celle-ci n’aurait jamais vraiment été effacée, j’aurais continué d’exister à travers les souvenirs et à travers autrui.
Mi-décembre, accompagné par celui à qui je dois tout, j’ai été hospitalisée en urgence. Je le revois quitter l’unité de crise où j’étais, enfermée pendant une semaine. Je ne comprenais plus ce qu’il m’arrivait, j’étais vide. Je ne me sentais plus en vie et pourtant la souffrance que j’endurais m’y raccrochait. Je voulais que l’on m’aide à mourir et je voulais avoir la validation des soignant·e·s. Mais la seule réponse que les médecins me donnaient était “on ne peut que vous aider dans la vie, on ne peut pas vous accompagner dans la mort”. Je leur en ai tant voulu pour cela. Je me sentais incomprise, je ne me sentais pas écoutée. J’estimais qu’un·e médecin devait faire ce qui était le mieux pour sa patiente et qu’il n’y avait que cette dernière qui pouvait savoir ce qui était le mieux pour elle. Je n’étais plus capable de rien, ni même de “choisir” ma propre mort. J’avais l’impression d’être maintenue en vie pour des raisons morales alors que j’étais profondément persuadée que j’aurais été mieux morte.
Fin décembre, ne supportant toujours plus de survivre ainsi, j’ai fait le choix de me faire hospitaliser de nouveau. Comme pour me rassurer de bien rentrer dans des cases, je prenais connaissance de mon diagnostic dans des termes médicaux. Je souffrais d’un “F32.2: épisode dépressif sévère sans symptômes psychotiques” et d’une “F41.1: anxiété généralisée” qui se traduisait — pour reprendre les termes exacts – par une tristesse de type mélancoliforme, une anxiété profonde, un sentiment de désespoir et des ruminations suicidaires. À mi-parcours, celles-ci ont resurgi avec une force démesurée. Je n’avais jamais connu pareille douleur, je n’avais jamais autant souffert, je ne m’étais jamais sentie aussi morte tout en étant techniquement en vie, alors je les suppliais de me laisser mourir. Craignant un raptus suicidaire, on m’a enfermée et placée sous surveillance contre mon gré pendant 24 heures. J’aurais peut-être pu, pendant ce temps, me donner la mort, ou du moins tenter de le faire. Alors pourquoi ne l’ai-je pas fait? Qu’est-ce qui m’a retenue? J’ai dû puiser dans le plus profond de mon être pour me rappeler que je n’avais pas fondamentalement envie de mourir. Mais pourquoi est-ce que le prix à payer était si fort? Pourquoi ma tête me faisait-elle vivre dans cet enfer permanent? Pourquoi me faisait-elle toucher du doigt la mort sans jamais me laisser l’embrasser? Mais cette tentative de suicide précipitée n’aurait pas été assez bien préparée, ni cadrée, ni calculée. Aurais-je été sauvée par mon perfectionnisme maladif et mon besoin de tout contrôler? Triste bonne nouvelle.
Lors de cette hospitalisation, j’ai fait une rencontre. Nous nous connaissions à peine et pourtant, je ne m’étais jamais sentie aussi comprise que par lui. Nous avions une histoire différente et pourtant, nous partagions la même vision du monde et de l’humanité, les mêmes angoisses existentielles, le même mode de fonctionnement. Cette rencontre a été libératrice à bien des égards. Je n’étais soudainement plus seule au monde, plus seule contre le monde. Nous passions nos soirées sur un canapé rouge dans un couloir de la clinique à nous ”émerveiller” de la similitude de nos pensées et de nos souffrances. Il disait qu’il aurait donné cher pour connaître les mots qui auraient pu m’apporter un tout petit peu de répit dans ma tête, sans savoir qu’il me l’offrait déjà par sa simple présence.
Aujourd’hui, alors que je débute ma troisième hospitalisation, soutenue par mes proches et aidée par mes soignant. e. s mais aussi par mes médicaments, je vais mieux, nettement mieux. Je me tiens debout et j’ai envie de rentrer chez moi. J’intègre et j’accepte peu à peu l’idée que je ne suis pas intrinsèquement dépressive mais que je souffre d’une dépression, une maladie potentiellement mortelle, mais curable et qui est distincte de ma personne. Pour autant, la souffrance m’a un temps emmenée si loin du chemin de la vie que je ne sais pas si je serai capable de le rejoindre complètement un jour. Je ne sais pas si je finirai par accepter le fait qu’une fois sortie de l’épisode dépressif sévère, la courbe ne resterait pas indéfiniment linéaire, que je ne trouverai pas de réponse à pourquoi l’existence? Et qu’il allait bien falloir se faire à l’idée que même si je n’ai pas choisi d’être en vie, je suis bel et bien.
Alors oui j’ai surpassé cette agonie, j’ai fait preuve d’une force et d’une résilience quasi surhumaines pour combattre ce démon intérieur qui a failli me tuer. Les optimistes diraient que plus rien ne pourra désormais m’atteindre, que plus rien ne sera jamais aussi dur que ce que j’ai enduré. Les pessimistes diraient au contraire que je suis bien trop amochée et — en toute modestie — trop lucide sur la réalité du monde pour pouvoir encore avoir de l’énergie à revendre au profit d’une humanité qui court à sa perte.
Même si je souffre encore, même si je ne suis pas encore guérie – et peut-être ne le serai-je même jamais complètement —, aujourd’hui est un bon jour. J’ai envie d’être dans le camp des optimistes. J’ai envie de croire que ce n’est pas qu’une pulsion de vie qui me traverse, mais que c’est bien moi qui reprends le dessus sur ma maladie. J’ai envie de vivre. J’ai envie de vivre plus fort que ça. J’ai envie de ne faire que des choses qui contribueront à mon bien-être et j’ai hâte de ces choses-là. J’ai envie. J’aspire à être heureuse et que rien n’en soit la cause, comme disait Christian Bobin. Mais une partie de moi a peur.
Peur des mauvais jours à venir, peur de rechuter, peur de récidiver — surtout quand je me rappelle qu’après un premier épisode dépressif, plus d’un. e patient. e sur deux en fera un deuxième –, peur de ressentir de nouveau ne serait-ce qu’une seconde cette agonie qui m’a rongée des mois durant et qui m’a empêché de croire qu’il y avait une lumière au bout du tunnel. J’ai peur de voir l’instant de répit s’envoler, de n’avoir aucune emprise dessus, de constater avec peine que je suis toujours malade et de voir qu’après tout ce que j’ai traversé je dois encore lutter. J’ai peur de ne plus les avoir pour me rassurer, pour me prendre dans leurs bras afin de m’aider à endurer la douleur et à la surpasser comme iels n’ont cessé de le faire pendant des mois. J’ai peur de ne jamais être capable de me débarrasser de mon trop-plein de médicaments ni de mes lettres d’adieux juste “au cas où”. J’ai peur de la crise de trop. Et même si je me suis prouvé avoir les ressources pour faire face et que je sais qu’elles seront encore là, j’ai peur de ne plus avoir envie de lutter si cette crise finissait par arriver.
Alors, si par malheur je suis la triste élue qui donnera raison aux statistiques, aussi naïf soit-il, je me supplie d’avance de me croire quand une partie de moi me répètera qu’il y a bel et bien une fin et que j’aurai de nouveau en -vie.
Je suis une malade qui ne pensait pas que c’était possible de revenir des enfers, et pourtant…
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